LES CONSÉQUENCES DE LA DÉMATÉRIALISATION DANS LES RAPPORTS JUDICIAIRES ET DANS LES RELATIONS AVEC L’ADMINISTRATION
Etienne Papin, avocat associé, mai 2014, pour Qualitique n°252.
Depuis le début du XXIème siècle, le droit – comme le reste de la société – vit une mutation dont les effets à long terme sont difficiles à prévoir. L’écrit, qui est le ferment de la civilisation, passe du support matériel et durable au support immatériel et éphémère. Il en résulte d’importants changements. Si l’écrit peut maintenant être diffusé dans le monde entier à la vitesse de l’électron, sa conservation est devenue tributaire du matériel, du logiciel et de l’électricité. L’authenticité des écrits électroniques est, quant à elle, sujette à caution permanente.
Une technologie plus que toutes les autres accompagne et favorise ce bouleversement : Internet. Ce sont tous les rapports sociaux qui doivent être revisités : rapport entre employeurs et employés, rapports entre commerçants et clients, rapports entre pouvoirs publics et administrés, rapports entre citoyens.
La dématérialisation de l’écrit entraîne des bouleversements juridiques. La loi appréhende ces mutations sans approche systématique. Il n’existe pas de Code de l’écrit électronique. C’est problématique après problématique que le législateur aborde la dématérialisation, sans cohérence. Il ne faut pas s’en étonner. Tout comme le courrier électronique a conduit les entreprises à repenser leurs méthodes de vente, de production, de management, la dématérialisation conduit le législateur à revisiter l’intégralité de notre législation.
Les dispositions législatives ou réglementaires encadrant la dématérialisation se sont multipliées. Si l’on peut regretter le manque de cohérence et de « plan d’ensemble » entre toutes ces législations, il faut surtout dénoncer le vocabulaire technico-technocratique avec lequel elles sont rédigées. La compréhension des textes en la matière n’est l’apanage que d’un petit groupe de juristes spécialisés, et encore, qui doivent également s’en remettre à quelques techniciens. Si la loi n’est pas intelligible pour l’ensemble de ceux qui y sont soumis, elle manque évidemment à son objet. Pourtant, la dématérialisation de l’écrit touche tous les justiciables. Il ne s’agit pas d’une problématique réservée aux grandes entreprises ou aux administrations. Nous envisagerons les mutations qu’engendre l’écrit électronique dans les relations contractuelles et judiciaires mais également entre l’administration et les administrés.
La dématérialisation de la preuve dans les relations de droit privé
Dans notre système juridique hérité du code napoléon, l’écrit, entendu comme écrit papier, a reçu comme fonction première et essentielle de garantir la preuve des engagements, et au premier chef, des contrats. C’est ce que les juristes appellent les « actes juridiques ».
L’échec de l’écrit électronique comme moyen de preuve des actes juridiques
Les législateurs européen et français ont rapidement souhaité tenir compte de l’émergence de l’écrit électronique pour réformer le droit de la preuve. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions.
L’écrit électronique, et son corolaire la signature électronique, ont été introduits en droit français par une la loi du 13 mars 2000, transposant une directive européenne du 13 décembre 1999 sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques. Quatorze années après, le moins que l’on puisse dire, est que l’écrit électronique n’a pas connu le succès escompté dans notre système probatoire. Il faut dire que les dispositions légales et réglementaires inventées pour l’occasion laissent songeur quant à leur nombre et leur complexité. La compréhension du dispositif légal entourant la preuve électronique nécessite l’étude de ces textes : la loi du 13 mars 2000, un décret du 30 mars 2001, un décret du 18 avril 2002 et un arrêté du 26 juillet 2004.
L’admission de l’écrit électronique en tant que mode de preuve d’un acte juridique est soumise à trois conditions : que son auteur puisse être identifié (c’est-à-dire qu’il ait signé électroniquement le document), que cet écrit soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité.
Ces conditions posées à l’article 1316-4 du code civil pour l’écrit électronique existent en réalité également depuis toujours mais de manière implicite pour l’écrit papier. Un document papier, comme un contrat, constitue une preuve si l’on peut identifier son signataire et si celui-ci ne présente aucune marque de falsification. Mais dans le monde papier, ces caractéristiques sont finalement simples à réunir.
L’attention spéciale que porte le législateur à l’écrit électronique révèle les difficultés techniques importantes que pose l’électronique pour que le document électronique réunisse les mêmes conditions de fiabilité que le papier.
Ainsi, la signature électronique nécessaire à la fiabilité probatoire d’un document électronique doit consister en l’usage d’un procédé fiable d’identification garantissant le lien de la signature avec l’acte auquel elle s’attache (article 1316-4 du Code civil). Il convient de préciser ici que la signature que l’on insère parfois automatiquement au bas du courrier électronique n’est pas une signature électronique au sens de l’article 1316-4 du Code civil. Il en est de même du document signé de façon manuscrite puis scanné. Ce qui ne ressort pas d’évidence à la lecture des textes, c’est qu’une signature électronique est le résultat d’un algorithme mathématique faisant usage des technologies de cryptographie dites asymétriques. Cette technique garantit entre la signature et le document signé un lien tel que toute modification ultérieure de l’acte est détectable. La signature électronique doit également reposer sur l’usage d’un certificat électronique « qualifié ». Il s’agit d’une sorte de carte d’identité électronique qui atteste de l’identité du signataire.
La réunion de l’ensemble des conditions pour disposer d’une signature électronique fiable valant preuve d’un écrit au même titre que la signature papier s’avère en réalité fastidieuse et hors de portée des justiciables. D’autant plus que les certificats électroniques ont une durée de validité limitée dans le temps, en général trois ans, et il est donc nécessaire de les renouveler fréquemment.
Là où la preuve papier est simple et répandue, car tout le monde est en mesure de signer un contrat, un bon de commande, un reçu, etc., pourvu qu’il soit majeur, le document électronique est quasiment inexistant dans un usage quotidien et même dans les rapports entre les entreprises s’agissant de la preuve des actes juridiques.
Le succès de l’écrit électronique dans la preuve des faits
A côté des engagements – des contrats – l’écrit est également utile (mais non obligatoire) pour prouver les faits. Un fait juridique est un événement ayant des conséquences juridiques. A l’inverse des contrats, pour lesquels une preuve écrite est nécessaire au-dessus de 1 500 euros, un fait juridique peut se prouver par tout moyen.
La dématérialisation de l’écrit provoque une conservation presque automatique et involontaire d’informations qui autrefois ne laissaient aucune trace. Aujourd’hui, les entreprises sédimentent dans leurs systèmes d’information, de messagerie électronique notamment, des téraoctets de données qui vont être, pour leur potentiel adversaire, mais aussi pour les autorités de contrôle comme le fisc ou l’Autorité de la concurrence par exemple, une sorte de réservoir de preuves quasiment inépuisable auquel ces adversaires ou ces autorités ont accès.
L’autre caractéristique de ce phénomène, c’est la quantité. On parle aujourd’hui de « big data » pour désigner le fait que l’on produit et que l’on stocke toujours plus d’informations.
Cela est de nature à modifier de manière considérable l’organisation et le déroulement du procès civil, en tout cas du procès commercial. Cela peut aussi modifier de manière fondamentale, la matière litigieuse elle-même. Un litige que l’on soumet à un juge n’est jamais que ce que l’on est capable de prouver : plus il y a de preuves, plus il y a de possibilités de procès.
La facilité de cet accès à la preuve numérique et la quantité de preuves peuvent être trompeuses et surtout instrumentalisées.
Aujourd’hui, au fondement de l’article 145 du code de procédure civile, une entreprise peut obtenir qu’un juge autorise un huissier de justice, assisté d’un expert technique, à investiguer sur le système d’information d’un adversaire, un concurrent par exemple, lorsque cette entreprise soupçonne un comportement fautif à son encontre. Ainsi, l’ordinateur personnel d’un ancien salarié soupçonné de contrefaçon ou de concurrence déloyale peut faire l’objet de ce type d’investigation.
A la suite de ces procédures, qui sont parfois diligentées en même temps sur plusieurs sites d’une même société, les huissiers diligentés se retrouvent dépositaires de quantités importantes de données (documents, mails, et autres fichiers numériques). Cela conduit souvent les parties dans des expertises techniques dans lesquelles l’huissier dépositaire doit veiller au respect du secret des affaires et à la confidentialité des informations. En raison de la quantité des informations saisies et de la difficulté d’organiser le séquestre de ces informations par l’huissier, leur traitement probatoire conduit souvent les parties dans des expertises longues et onéreuses.
Sans même utiliser les ressources de l’article 145 du code de procédure civile, on constate également que les entreprises, dans leurs relations d’affaires, sont amenées à échanger de plus en plus d’informations sous forme écrite, notamment par mail. Cela conduit également à un accroissement considérable des informations devant être traitées par les plaideurs et les juges lorsqu’un contentieux est engagé.
Ainsi, au-delà des apparentes facilités de l’écrit électronique en terme d’échange et de conservation, il est également à l’origine d’une profonde modification du contentieux commercial de par le champ nouveau qu’il ouvre au contentieux mais également au regard de la lourdeur et de la complexité que crée son traitement judiciaire.
L’écrit électronique dans les relations entre usagers et administrations
La dématérialisation de la relation entre administrations et usagers remonte à la loi du 11 février 1994, dite loi « Madelin ». Son article 4 prévoyait que toute déclaration d’une entreprise destinée à une administration pouvait être faite par voie électronique sous réserve qu’un contrat soit passé entre l’administration et l’entreprise pour fixer les règles de cet échange dématérialisé.
C’est aujourd’hui l’ordonnance du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives qui consacre véritablement l’entrée de l’administration dans le monde de la dématérialisation dans ses relations avec les administrés. Bien plus large que les « déclarations » administratives prévues par la loi Madelin, l’ordonnance ajoute au champ d’application de la dématérialisation, toute demande d’informations, déclaration ou production de documents, ainsi que les paiements opérés dans le cadre des télé-services.
Corollairement, la légalité de l’utilisation de la signature électronique dans la sphère publique est reconnue par cette ordonnance. Les actes des autorités administratives peuvent être passés sous forme électronique, dès lors qu’une signature y est apposée. Cette signature doit être conforme à des prescriptions techniques figurant dans un document intitulé le « référentiel général de sécurité » (RGS), adopté par arrêté du 6 mai 2010. Ce référentiel, spécifique à la sphère publique, fixe les règles auxquelles les systèmes d’information mis en place par les administrations doivent se conformer pour assurer la sécurité des informations échangées, et notamment leur confidentialité et leur intégrité, ainsi que la disponibilité, l’intégrité de ces systèmes et l’identification de leurs utilisateurs.
Le niveau de complexité technique et juridique auquel aboutit le RGS est symptomatique de la difficulté du pouvoir réglementaire à encadrer l’usage des techniques de dématérialisation, notamment la signature électronique. La procédure de passation dématérialisée des marchés publics en est un bon exemple. La législation relative aux marchés publics dématérialisés a fait l’objet depuis 2001 de modifications fréquentes, instabilité juridique et technique nuisible tant aux pouvoirs adjudicateurs qu’aux soumissionnaires. Aujourd’hui, l’arrêté du 15 juin 2012 relatif à la signature électronique dans les marchés publics ne prévoit pas moins de trois catégories différentes de certificats électroniques utilisables dans ce type de marché…
La dématérialisation des procédures administratives a été instaurée dans un souci de productivité (réduction voir disparition de l’archivage papier), réactivité de l’administration face aux demandes des usagers, réduction des coûts liés au traitement du papier. Il ne faut néanmoins pas omettre les autres contraintes que le processus de dématérialisation génère pour l’administration, tant économiques qu’organisationnelles. Il suppose la mise en place d’un système informatique performant et fiable. Les logiciels ainsi intégrés doivent être adaptés aux agents publics lesquels devront nécessairement être formés à l’utilisation qu’ils en font. Le coût et la complexité engendrés par la dématérialisation ne doivent certainement pas être minorés. Ils doivent certainement être anticipés avec plus de circonspection qu’on ne l’a fait jusqu’alors.